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Perspectives de conservation des Moirés fascié et tardif ( Erebia ligea et E. aethiops , Lepidoptera, Satyridae) en Wallonie : une illustration de l'importance des écotones

1. Introduction

Les Moirés fascié et tardifs sont deux espèces de papillon de jour protégés dont les populations sont, à l'heure actuelle, extrêmement localisées en Région wallonne. Plus que jamais, se pose la question de savoir si l'on pourra sauver ces deux papillons de la disparition en Wallonie.

Faisant suite à des prospections menées depuis 1990 par divers membres du Groupe de Travail Lépidoptères, des recherches intensives ont dès lors été entreprises durant l'été 1997. Ces recherches avaient pour buts de préciser les sites et habitats de reproduction ainsi que les exigences de ces deux espèces en Wallonie, l'objectif final étant de pouvoir proposer des mesures de gestion concrètes des dernières populations wallonnes. Des évaluations d'effectifs et des échanges entre populations ont par ailleurs été effectuées au moyen des méthodes de capture-marquage-recapture (CMR) et de parcours échantillons. Celles-ci ont été complétées par des observations comportementales afin de déterminer, entre autres, les sites et substrat(s) de ponte, les lieux de repos, ainsi que les ressources nectarifères utilisées par les adultes. Le présent article propose une brève synthèse des résultats obtenus et des perspectives de conservation qui en découlent, avant de soumettre quelques réflexions de portée plus générale sur l'importance des écotones dans nos régions.

2. Le Moiré fascié ( Erebia ligea ) en Wallonie

2.1. Situation et écologie du Moiré fascié en Wallonie

IMG_2445_kinet.jpgPhoto : T. Kinet

Le Moiré fascié présente dans notre région une distribution très limitée puisqu'il n'a été répertorié que dans quelques vallées de l'extrême Est du territoire wallon, à proximité des sommets de l'Ardenne. Au cours des dix dernières années, on ne l'a retrouvé que dans une demi-douzaine de stations réparties dans quatre vallées ou vallons ardennais situés à proximité de la frontière allemande, alors que son aire de répartition était un peu plus étendue vers l'ouest au milieu de ce siècle. Les raisons expliquant une telle distribution confinée et le recul récent du Moiré fascié restaient obscures, car il pouvait sembler aux yeux des naturalistes ayant observé le papillon en Wallonie que le type de milieu où il évoluait se rencontrait dans une bonne partie de l'Ardenne.

Après avoir prospecté et décrit la plupart des vallées situées dans ce secteur oriental de l'Ardenne, l'explication à cette énigme nous est apparue beaucoup plus clairement. Erebia ligea est en réalité une espèce caractéristique des forêts "subalpines" clairiérées et ne vole plus chez nous que dans des vallées présentant un caractère assez "sauvage", où l'exploitation forestière est restée relativement extensive jusqu'ici.

L'habitat se caractérise plus précisément par la juxtaposition de forêts claires à sous-bois riche en graminées, dans lesquelles s'effectue très probablement le développement larvaire, et de prés semi-naturels humides, dans les fonds de vallée, ou secs, sur les versants (en particulier les fameux prés à Fenouil des Alpes, Meum athamanticum ) (Figure 1). Ces milieux herbacés, généralement abandonnés, sont fréquentés par les imagos qui y trouvent l'essentiel de leurs ressources énergétiques sous forme de nectar sur des plantes très diverses tels Cirsium palustre, Crepis paludosa, Centaurea nigra, Senecio fuchsii/nemorensis ou Knautia arvensis . En outre, les clairières formées par ces prés sont utilisées comme lieux de rencontre par les adultes, les mâles y patrouillant inlassablement à la recherche des femelles, surtout le long des lisières. Quant à l'habitat forestier, il est actuellement constitué le plus souvent de vieilles pessières (plantations d'épicéa) et plus rarement, de chênaies pédonculées montagnardes à bouleau. Il est vraisemblable que les premières représentent, en Wallonie au moins, un milieu de substitution par rapport au biotope originel, très certainement plus proche des secondes. Toutes les stations se caractérisent par l'abondance en sous-bois du Calamagrostis faux-roseau ( Calamagrostis arundinacea ), une graminée appartenant à un genre mentionné parmi les plantes nourricières des chenilles du papillon dans d'autres régions d'Europe et, fait significatif, dont la répartition en Wallonie est concentrée pour l'essentiel dans cette région nord-orientale de l'Ardenne (voir la carte 1447 de l'atlas de van Rompaey & Delvosalle, 1979).

D'autres plantes nourricières potentielles sont parfois représentées aussi dans les localités wallonnes mais en fréquence et abondance moindre ( Deschampsia cespitosa et Molinia caerulea , en particulier). Cependant, on ne dispose encore d'aucune preuve directe de la consommation effective de ces plantes par les chenilles de l'espèce en Wallonie. Même la ponte n'a pu être observée, malgré le suivi de femelles: selon Wiklund (1984), ces dernières déposeraient leurs oeufs isolément sur des substrats divers au niveau du sol, en sous-bois, à quelque distance des lisières et elles seraient très discrètes dans cette opération. L'habitat forestier joue également un rôle comme lieu de repos pour la nuit, les imagos montant vers les sommets des grands arbres en fin de journée.

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Photo : Marc Dufrêne

L'espèce présente un cycle bisannuel, les oeufs puis les chenilles passant deux hivers avant se métamorphoser (Bink, 1992). Chez nous, il semble que l'espèce n'apparaisse que les années impaires durant lesquelles elle vole de la mi-juillet au début d'août.

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L'étude par CMR de la population la plus importante a permis d'estimer ses effectifs globaux entre 1000 et 1200 adultes. L'extrapolation étendue à l'ensemble des populations wallonnes donne un chiffre légèrement supérieur à 2000 individus, soit en prenant une fourchette raisonnable, un minimum de 1500 et un maximum de 2500 imagos sur une saison. Si le marquage des papillons a permis de noter de fréquents mouvements au sein d'une vallée, aucun déplacement d'individu marqué n'a été mis en évidence entre les diverses vallées fréquentées par l'espèce, ce qui n'exclut cependant pas la possibilité d'échanges occasionnels entre celles-ci. Il est à noter, en outre, que nos recherches menées dans l'Eifel allemand, de l'autre côté de la frontière, n'ont pas permis d'y repérer de populations du papillon et que les apports exogènes potentiels sont donc sans doute actuellement fort réduits.

Le nombre très réduit de populations, la relative faiblesse des effectifs, les exigences complexes en ce qui concerne l'habitat et les enjeux économiques liés à l'exploitation forestière nous conduisent à considérer l'espèce comme très menacée en Wallonie et à la placer dans la catégorie des espèces "en danger critique". Il faut remarquer toutefois que l'espèce ne semble pas aussi menacée dans les pays voisins (Allemagne, France, Suisse,...) où elle est encore répandue dans les massifs montagneux hercyniens ou alpins (Van Swaay & Warren, 1997).

Figure 1. Illustration schématique des divers types de physionomies des habitats se rencontrant dans les fonds de vallée en Ardenne orientale. Le Moiré fascié ( Erebia ligea ) ne maintient des populations que dans les deux types supérieurs. À noter dans ceux-ci la présence abondante de graminées en sous-bois, qui les opposent au troisième type (le plus fréquent).

2.2. Perspectives de conservation du Moiré fascié en Wallonie

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Figure 2. Illustration schématique d'une restauration de vallée favorable à Erebia ligea , privilégiant des transitions graduelles entre la forêt de versant et les prés semi-naturels alluviaux. Coupes transversales avant (A) et après restauration (B).

La conservation de ce papillon dans les dernières stations wallonnes apparaît assez problématique au vu de ses exigences écologiques et sa dépendance vis-à-vis de milieux forestiers clairs, en particulier. Le défi revient à maintenir et restaurer des boisements de feuillus (ou de résineux ?) extensifs en bordure des prés de fonds de vallée. Étant donné le contexte actuel d'extrême réduction des habitats favorables, de mise-à-blanc programmée de beaucoup de ceux-ci (des parcelles-clés étaient martelées en septembre 1998) et d'absence de réservoir de population de l'autre côté de la frontière, il nous semble nécessaire de concevoir un plan de restauration de ces vallées (Figure 2) au moyen d'un aménagement forestier en trois phases distinctes:

  1. une étape préalable (de minimum cinquante ans!), durant laquelle il s'agit de restaurer de nouveaux habitats forestiers favorables en lisière des fonds de vallée (plantations à large écartement, peuplements feuillus spontanés en lisière, sur cinquante mètres par exemple, éclaircies dans d'anciens peuplements,...), tout en conservant les habitats de reproduction actuels, c'est-à-dire en évitant les coupes à blanc dans les parcelles les plus vieilles, de conifères comme de feuillus, riches en graminées de sous-bois et en y privilégiant une exploitation de type "futaie jardinée", avec des coupes d'éclaircies périodiques;

  2. une étape de transition, durant laquelle l'exploitation des dernières vieilles pessières épargnées pourra éventuellement être entreprise une fois que les populations du papillon auront pu coloniser les parcelles restaurées;

  3. enfin, une phase d'entretien, durant laquelle une exploitation forestière extensive pourra être menée en rotation sur l'ensemble des vallées abritant l'espèce.

En outre, la politique actuelle d'acquisition et de gestion des prés de fonds de vallée menée dans ce secteur (par la Région wallonne et les RNOB) est à poursuivre, d'importants ensembles de prés à l'abandon ne bénéficiant pas encore de mesures de protection. Une gestion extensive y est par ailleurs indispensable afin de contrecarrer leur reboisement. Les méthodes les plus indiquées sont la fauche en rotation (selon un cycle de 3 à 9 ans) ou le pâturage extensif par bovins rustiques ou poneys (dont l'impact doit encore être évalué plus avant dans les prés ardennais).

En conclusion, ce n'est qu'au prix d'une gestion véritablement intégrée des fonds de vallée de ce secteur de Haute-Ardenne que l'on pourra conserver ce papillon en Région wallonne. Même si la politique actuelle de restauration de ces vallées va dans la bonne direction, certains aspects des plans d'aménagement en cours d'exécution, telle une mise-à-blanc trop précipitée des vieilles pessières, risquent de mener à l'extinction pure et simple des dernières populations reproductrices.

3. Le Moiré tardif ( Erebia aethiops ) en Wallonie

3.1. Situation et écologie du Moiré tardif en Wallonie

La distribution d' Erebia aethiops a toujours été limitée en Wallonie. En effet, depuis le siècle passé, deux régions distinctes seulement, situées toute deux dans la bande de la Calestienne, ont abrité régulièrement des populations de ce papillon: la région de "Lesse et Lomme", autour de Han-sur-Lesse et la région d'"Ourthe et Aisne", centrée sur Barvaux. Au cours de la dernière décennie, l'espèce n'a plus été mentionnée que dans la première région, les dernières données en provenance de la seconde datant des années quatre-vingt.

IMG_4857.jpgPhoto : T. Kinet

Les données récoltées par le Groupe de Travail Lépidoptères et nos propres prospections ont permis de localiser de façon précise les dernières populations de "Lesse et Lomme". Aujourd'hui, le papillon est encore représenté dans huit stations réparties approximativement en deux ensembles. Il apparaît, d'après les données disponibles, qu'il était beaucoup moins localisé autrefois dans cette région et que le nombre de populations y a clairement régressé au cours des cinquante dernières années.

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Figure 3. Illustration schématique de deux types de physionomie de versants calcicoles se rencontrant dans la région de Lesse et Lomme. Seul le premier type convient à la reproduction du Moiré sylvicole. À noter la présence de graminées entre et sous les arbres et arbustes dans le schéma supérieur et l'embroussaillement sous les pinèdes du schéma inférieur.

Les imagos, qui apparaissent en une génération annuelle de la fin de juillet à la fin août, évoluent essentiellement dans les ouvertures entre les arbres et arbustes dispersés et semblent éviter les espaces trop dégagés. Ils s'alimentent du nectar des fleurs parsemant les pelouses, en particulier Scabiosa columbaria, Knautia arvensis, Centaurea jacea et Origanum vulgare , ... Les mâles consacrent le plus clair de leur temps à patrouiller dans ces milieux à la recherche de femelles. Les milieux qu'ils parcourent sont généralement bien pourvus en graminées diverses comprenant des plantes nourricières potentielles des chenilles signalées dans la littérature, tels Brachypodium pinnatum, Bromus erectus, Sesleria coerulea, Festuca ovina (ou F. lemanii ) représentées en abondance relative variable d'un site à l'autre. Après l'accouplement, les femelles déposent leurs oeufs isolément, soit sur les feuilles des plantes-hôtes ( Brachypodium pinnatum , quatre observations) exposées ou à l'ombre d'un arbuste, soit sur d'autres plantes proches des plantes nourricières, qu'il s'agisse de plantes herbacées (par exemple un gaillet, Galium sp ., une observation) ou ligneux, en particulier le Genévrier commun ( Juniperus communis , cinq observations). Dans ce dernier cas, assez inattendu, l'oeuf est collé sur une aiguille, à une hauteur de un à deux mètres1. Cette diversité dans les substrats de ponte pourrait être un moyen de disperser les risques de prédation ou de parasitisme en évitant de "placer tous ses oeufs dans un même panier" (hypothèse du "risk-spreading") (Brakefield et al., 1992). La période hivernale est passée au stade de jeune chenille. Enfin, les adultes se réfugient le soir dans les ouvertures herbacées au sein des boisements, se posant sur de hautes herbes, des arbustes ou dans les arbres.

L'estimation par CMR des effectifs d'une des populations les plus importantes a donné un nombre situé entre 500 et 600 adultes. En extrapolant pour l'ensemble des populations recensées, on a obtenu une valeur légèrement supérieure à 2300 individus. En prenant une fourchette raisonnable, l'on peut estimer que les effectifs annuels se situent entre un minimum de 1500 et un maximum de 3000 imagos. De nombreux mouvements ont été constatés au sein des sites ayant fait l'objet d'expériences de CMR et quelques déplacements d'individus marqués ont été mis en évidence entre des sites distants de 500 mètres environ et séparés par des prés de fauches et des bosquets.

Les données à notre disposition nous incitent à placer le Moiré tardif dans la catégorie des espèces "en danger critique", du fait du nombre réduit de populations, de la faible importance des effectifs et du caractère transitoire de son habitat. Toutefois, la situation de cette espèce apparaît un peu moins défavorable que celle du Moiré fascié étant donné qu'une proportion élevée des sites abritant des populations d' E. aethiops sont gérés en réserve naturelle. Des plans de gestion y sont appliqués depuis deux ans, qui tiennent partiellement compte de la présence du papillon. L'espèce est par contre plus menacée qu' E. ligea à l'échelle du continent européen, puisqu'elle y est considérée comme "vulnérable" dans la récente évaluation de Van Swaay & Warren (1997) et proposée comme candidate à l'Annexe II de la Convention de Berne. Elle est par exemple menacée en Allemagne ("Vulnérable") et éteinte au Grand-Duché de Luxembourg.

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Photo : T. Kinet

3.2. Perspectives de conservation du Moiré tardif en Wallonie

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Photo : Violaine Fichefet

Une part importante des sites abritant le papillon étant placés en réserve naturelle, on pourrait penser que l'avenir du papillon est désormais assuré. Cette vision optimiste relève manifestement de l'illusion. En effet, le nombre de populations "protégées" (quatre) demeure trop limité pour garantir la persistance à long terme de cette espèce. Il est donc nécessaire de chercher à intégrer certains sites ne bénéficiant pas encore de statut de protection au réseau de réserves naturelles existant. En outre, l'étude écologique qui a été menée a montré la dépendance de l'espèce vis-à-vis d'une physionomie des biotopes assez précise et transitoire. On comprend dès lors mieux la difficulté que représente la sauvegarde de ce papillon en Lesse-et-Lomme: il s'agira de maintenir à tout instant des surfaces suffisantes de pelouses calcaires semi-boisées au moyen d'une gestion appropriée. Deux alternatives s'offrent, a priori, aux gestionnaires: (1) soit on laisse évoluer les pelouses et on les restaure épisodiquement (et en rotation) lorsqu'elles ont atteint un stade avancé d'embroussaillement et de reboisement, (2) soit on les maintient à un stade favorable au papillon par une gestion d'entretien régulière. Étant donné le faible nombre actuel de pelouses subsistant dans le secteur, il paraît plus prudent de recourir à la seconde solution. Toutefois, certains sites (abritant ou non l'espèce) nécessitent encore une phase de restauration préalable à une gestion d'entretien, ceci au moyen de coupes sélectives (pins noirs et buissons épineux, en particulier) ou alors de coupes à blanc suivie d'un abandon temporaire (plus long). L'entretien des pelouses semi-boisées sera avantageusement assuré grâce à un pâturage extensif en rotation par ovins, caprins ou bovins rustiques. Cette méthode est actuellement appliquée, avec succès semble-t-il (pour autant que l'on puisse en juger à ce stade de l'expérience), dans les réserves domaniales en Lesse et Lomme (voir Delescaille, 1999). L'adoption d'un régime en rotation (annuelle ou pluriannuelle) entre plusieurs enclos apparaît essentielle afin de permettre la floraison des plantes nectarifères et la croissance des graminées (éléments indispensables pour l'espèce) au printemps et en été sur les parcelles non pâturées à cette période. Des éclaircies peuvent être envisagées en complément au pâturage extensif si celui-ci ne suffit pas à contenir le reboisement. Enfin, la fauche en rotation représente une alternative possible au pâturage lorsque ce dernier est difficilement praticable.

Quand bien même le réseau des réserves naturelles de Lesse et Lomme serait renforcé et sa gestion adéquatement menée, la survie du Moiré tardif en Lesse-et-Lomme ne sera pas nécessairement assurée. Il convient selon nous de promouvoir parallèlement des mesures complémentaires en dehors des réserves, notamment dans le cadre de la gestion sylvicole et de la gestion des bords de route. Dans le premier cas, l'éclaircie des peuplements de pins noirs et le dégagement périodique du sous-bois, au moins le long des lisières (sur 30 mètres par exemple), est susceptible de fournir de nouveaux habitats de reproduction au papillon. La technique de plantation à large écartement, que ce soit en feuillus ou en résineux, accompagnée d'une fauche périodique en rotation des interlignes au cours des dix premières années serait sans doute favorable également. À nouveau, il est souhaitable de concevoir une gestion intégrée des pelouses et des forêts afin de générer des transitions graduelles entre ces milieux. Dans le cas de la gestion des bords de route, la fauche très tardive et à hauteur suffisante (5 à 10 cm) des talus secs est à préconiser aux abords et entre les sites abritant l'espèce, de façon à maintenir des floraisons (scabieuses et knauties, en particulier) au cours de la période de vol du papillon. Ces talus fleuris pourraient jouer un rôle de "couloirs" favorisant les échanges entre populations et la recolonisation de sites restaurés.

4. Réflexions générales

L'étude de la situation et des exigences écologiques des Moirés fascié et tardif suscitent quelques réflexions d'ordre général.

En premier lieu, comme dans le cas de la plupart des espèces de papillons de jour menacées (le Damier de la succise, Eurodryas aurinia , par exemple, voir Goffart et al., 1995), il apparaît que la survie de populations de ces deux espèces a relevé essentiellement du hasard jusqu'à aujourd'hui. Mais au vu de la situation actuelle, le hasard ne suffira manifestement plus. Il faut maintenant prendre des mesures volontaires orientées si l'on souhaite encore voir voler ces papillons en Wallonie: en quelque sorte, il faudra le faire exprès!

En second lieu, l'étude de ces deux cas a permis de souligner un point mis en évidence depuis longtemps par les biologistes, à savoir l'importance des milieux de transition (écotones) entre milieux semi-naturels ouverts et forestiers. Beaucoup d'organismes, et en particulier de nombreux papillons, ne se rencontrent en effet que dans les situations écotoniques qui constituent dès lors un habitat en soi. Or l'aménagement du territoire "moderne" sépare de façon nette les terrains à vocation forestière et agricole - sans parler du fait qu'il tend à figer les milieux, leur interdisant toute évolution naturelle - et les plans de secteurs sont l'outil planologique permettant d'inscrire noir sur blanc cette séparation sur le papier. Dans un tel contexte, les transitions graduelles entre ces deux catégories de milieux sont fatalement peu encouragées, si pas totalement bannies du paysage. Sans doute faut-il voir dans cette attitude, la propension de l'homme occidental à classifier les choses, satisfaisant ainsi son esprit cartésien, ce qui le conduit à fuir et rejeter l'entre-deux. Quoiqu'il en soit, on peut deviner sans peine les conséquences qu'une telle évolution a aujourd'hui sur de nombreuses espèces animales et végétales sauvages. Dans une perspective de conservation de la biodiversité, il importe donc à présent de tenter de renverser cette tendance en favorisant les transitions graduelles entre végétations semi-naturelles ouvertes et forestières (on pourrait y ajouter: entre les milieux aquatiques et terrestres), là où c'est possible. La gestion des réserves naturelles peut jouer un rôle à cet égard, mais il restera forcément limité en terme d'espaces concernés. Il s'agit donc d'encourager le développement d'écotones ailleurs dans les paysages. Ceci pourrait être obtenu en favorisant l'extensification de la gestion sylvicole au contact des espaces agricoles et de même pour les pratiques agricoles en lisière des massifs forestiers (par le biais des mesures agri-environnementales, notamment).

Enfin, cette étude suggère qu'une approche basée uniquement sur les habitats peut être insuffisante si l'on cherche à identifier les sites-clefs (en termes de conservation de la biodiversité) dans une région donnée. Il est souhaitable qu'elle soit complétée par des inventaires d'espèces indicatrices afin de pouvoir constituer un réseau de sites permettant d'assurer le maintien d'une part substantielle de la faune et de la flore. Cette remarque est apparue surtout dans le cas du Moiré fascié. En effet, un processus de recherche classique aurait vraisemblablement épinglé les sites abritant les plus beaux témoins de prés semi-naturels à Fenouil des Alpes. Or, ceci n'aurait permis de retenir et conserver que deux stations, au plus, de ce papillon, parmi la demi-douzaine connue aujourd'hui - et encore, l'habitat de reproduction proprement dit, c'est-à-dire dans le cas présent les vieilles pessières contiguës, aurait été oublié. Par conséquent, le réseau de réserves naturelles ainsi constitué ne garantirait absolument pas le maintien de l'espèce dans notre région.

Remerciements

Le professeur Philippe Lebrun a encadré ces études. Les docteurs Marc Dufrêne et Christian Vansteenwegen ont apporté leur concours dans l'analyse des données ayant servi à étayer les principales conclusions présentées dans cet article. Notre reconnaissance s'adresse en outre à tous les membres du Groupe de Travail Lépidoptère ayant transmis des données relatives aux deux moirés, à savoir: Michel Baguette, Patrick Lighezzolo, Gabriel Nève, Marc Paquay, Michel Taymans, Christophe Pontegnie. Le premier auteur bénéficie d'un contrat d'assistant de recherche dans le cadre du programme d'"Inventaire et de Surveillance de la Biodiversité" (programme ISB - volets Odonates et Lépidoptères Rhopalocères) soutenu financièrement par la Région wallonne.

Bibliographie

  • Bink F.A., 1992. Ecologische atlas van de dagvlinders van noordwest Europa. Instituut voor bos- en natuuronderzoek. Unie van provinciale landschappen. Schuyt & Co, Haarlem, 512 pp.
  • Brakefield P., Shreeve T. & J. A. Thomas, 1992. Avoidance, concealment and defence. In Dennis R.L.H. (ed), The ecology of butterflies in Britain, Oxford University Press, Oxford: 93-119.
  • Delescaille L.-M., 1999. La gestion conservatoire des pelouses sèches par le pâturage ovin: aspects théoriques et pratiques. Parcs & réserves, 54 (1): 2-9.
  • Goffart Ph., Nève G., Mousson L., Weiserbs A., Baguette M. & Ph. Lebrun, 1996. Situation actuelle, exigences écologiques et premiers résultats de deux tentatives de réintroduction du Damier de la succise ( Eurodryas aurinia ), un papillon en danger d'extinction en Wallonie. Cahiers des Réserves Naturelles RNOB, n°9 : 41-54.
  • Van Swaay C., Warren M. & A. Grill, 1997. Threatened butterflies in Europe - provisional report. De Vlinderstichting (Dutch Butterfly Conservation), Wageningen, The Netherlands, report nr VS97.25 & British Butterfly Conservation, Wareham, UK: 95 pp.
  • van Rompaey E. & L. Delvosalle, 1979. Atlas de la Flore belge et luxembourgeoise, Ptéridophytes et Spermatophytes, 2ème édition, Jardin Botanique National, Meise, Belgique.
  • Wiklund Chr., 1984. Egg-laying patterns in butterflies in relation to their phenology and the visual apparency and abundance of their host plants. Oecologia (Berlin), 63: 23-29.