Gestion des milieux, entomofaune et réflexions sur la conservation de la nature

Article paru dans : Parcs & Réserves, 53/3 (1998): 12-17

par Philippe Goffart

1. Introduction

La conservation de la nature est une préoccupation qui s'est amplifiée ces dernières années et dont les fondements, les justifications, les objectifs et les méthodes ont beaucoup évolué au cours de ce siècle et sont encore régulièrement remis en question. Dans nos régions, la gestion des milieux par l'homme apparaît comme une nécessité. Il est vrai que l'homme a joué un rôle tel dans le façonnement de la nature de nos régions qu'il nous paraîtrait inconvenant de modifier cet état de fait. Mais plus encore, cette intervention se justifie selon nous par le fait que l'action humaine a contrecarré ou figé nombre de processus naturels (telle la divagation libre des cours d'eau), contribuant à l'appauvrissement de la diversité biologique. Dans ce contexte, la mise en oeuvre de mesures de gestion des écosystèmes actives et dirigées est un moyen essentiel permettant de compenser l'amenuisement des perturbations d'origine naturelle.

Si la perpétuation des écosystèmes et des espèces végétales et animales peut être retenu comme l'objectif fondamental de la conservation de la nature, force est de constater que c'est essentiellement la végétation qui a été utilisée comme référence et comme base de bien des décisions et actions en ce domaine. Ce faisant, les communautés animales ont été souvent négligées, à l'exception notoire des oiseaux, les botanistes considérant un peu rapidement que les communautés animales se superposent aux communautés végétales et que ce qui est bon pour les unes doit l'être également pour les autres. Cette conception germe sans doute plus facilement encore à propos des insectes phytophages tels les papillons, étant donné la dépendance étroite de ces organismes au règne végétal. Cette idée qui a l'avantage d'être simple, ne correspond pourtant à la réalité que de manière approximative et pourrait inspirer des actions de gestion défavorables, voire désastreuses pour la faune.

Nous avons trop souvent l'habitude de découper la nature en compartiments bien cloisonnés et de considérer les milieux indépendamment les uns des autres. Or, l'observation des insectes nous montre que cette façon de percevoir la nature est simpliste et même totalement erronée. Les zones de contact entre nos entités "habitats" sont aussi importantes voire plus importantes que ces entités elles-mêmes: pour bien des espèces, elles en constituent précisément le milieu de vie, l'habitat, bien plus que les unités de végétation bien homogènes que nous nous évertuons à distinguer.

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La juxtaposition de milieux et la diversité de structure au sein des milieux sont donc des éléments capitaux pour une majorité d'insectes: ceci ressort notamment des nombreuses études écologiques menées sur les papillons de jour. Les exigences en matière d'habitat du Cuivré de la Bistorte ( Lycaena helle ) illustrent bien ce propos (Goffart & Waeyenbergh, 1994 et Goffart et al., 1995). Photo : Violaine Fichefet

Par ailleurs, les insectes de nos régions ne présentent que très exceptionnellement des stades de survie à long terme, au contraire des plantes qui possèdent des graines à dormance longue et dont les individus peuvent survivre parfois très longtemps. Par conséquent, pour permettre la survie d'une population d'insecte sur un site, la continuité temporelle des habitats est indispensable.

La prise en compte des insectes dans la démarche de conservation des milieux nous invite ainsi à engager une réflexion à propos de nos automatismes d'aménageurs, quitte à les remettre en question, et à mieux étudier l'impact des interventions de gestion sur l'ensemble des organismes qui composent nos écosystèmes. Cette préoccupation représente un enjeu supplémentaire qui complique certes la démarche, mais qui la rend, de notre point-de-vue, encore plus intéressante et aussi plus gratifiante, les populations d'insectes réagissant généralement de façon très spectaculaire aux mesures de gestion, lorsqu'elles sont judicieusement choisies.

2. Impact des mesures de gestion sur les populations d'insectes

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Toute mesure de gestion de l'habitat est susceptible de causer un préjudice plus ou moins important aux populations d'insectes, par destruction directe. L'importance de celui-ci dépendra des méthodes utilisées et aussi des modalités précises d'intervention (période de l'année, moyens techniques, intensité d'intervention,...). En ce qui concerne les milieux ouverts, la méthode la moins dommageable pour l'entomofaune, et aussi la plus naturelle, est sans conteste le pâturage extensif, pour autant que la charge de bétail ne dépasse pas la valeur de 0,5 U.G.B. à l'hectare, l'idéal se situant plutôt à la moitié de cette valeur (B.U.T.T., 1986; Kirby, 1992; Oates, 1995; Ausden & Treweek, 1995; Martine Lejeune, comm. pers.). Les bovins et les équins génèrent par ailleurs une hétérogénéité dans la structure du tapis végétal, particulièrement recherchée par beaucoup d'espèces d'insectes. Le pâturage favorise en outre la faune spécialisée des coprophages, pour autant que l'on administre au bétail des substances vermifuges peu toxiques pour ces insectes (Lumaret, 1996). Malgré son intérêt, à la fois scientifique et pratique, le pâturage extensif est encore peu utilisé dans le cadre de la gestion des réserves naturelles en Wallonie. Cette situation est toutefois en cours d'évolution et les expériences se multiplient, suivant en cela le développement de ce mode de gestion dans les régions voisines au cours des dernières décennies (France, Pays-Bas, Flandre, Allemagne, Grande-Bretagne) (Van Wieren, 1991 & 1995).

La fauche est par contre une technique de gestion beaucoup plus brutale et qui occasionne de lourdes pertes parmi la faune entomologique comme nous avons pu le montrer dans des expériences de gestion de prés humides en Ardenne (Goffart & Waeyenbergh, 1994; Goffart, en préparation; voir aussi Erhardt & Thomas, 1991). Une fauche estivale, au mois d'août, peut en effet entraîner une réduction de l'ordre de 90% des effectifs initiaux de papillons de jour. En revanche, une fauche en octobre, alors que l'entomofaune est en grande partie réfugiée dans les couches superficielles du sol, est bien moins préjudiciable: les pertes se chiffrent aux environs de 25% dans nos expériences. Une fauche à la fin du mois de juin, durant la période de vol de beaucoup de papillons de jour hygrophiles, occasionne un impact avoisinant 50% de l'effectif total, soit un niveau intermédiaire entre les deux valeurs extrêmes précédentes.

L'étrépage, et plus encore, le feu, sont des techniques de gestion qui entraînent vraisemblablement des pertes considérables parmi la faune. Les coupes et interventions de débroussaillage sont également très préjudiciables à l'entomofaune liée aux végétations ligneuses.

Les pertes occasionnées, aussi élevées soient-elles, n'ont cependant pas toutes la même signification en terme de conservation. Elles peuvent concerner, par exemple, des espèces très banales si la gestion est appliquée dans un habitat largement répandu. Aussi, est-il judicieux de distinguer les actions de restauration des milieux des mesures d'entretien (Baguette et al., 1990). Les premières s'appliquent de préférence à des milieux abritant une faune et une flore jugée peu intéressante, qu'on souhaite modifier. Dans ce cas, les pertes pourront être considérées comme sans gravité. Les mesures d'entretien visent par contre le maintien d'un milieu de grande valeur (ou considéré comme tel) dans un état plus ou moins stationnaire, tout en y maintenant les populations animales et végétales caractéristiques. Les interventions de gestion devront ici être soigneusement dosées afin de ne pas mettre en péril les richesses naturelles du site. Un principe de précaution beaucoup plus strict sera adopté lors du choix des méthodes et modalités de gestion. Mais que l'on ne se méprenne pas: nous ne sommes pas occupé à prôner de substituer les exigences des entomologistes à celles des botanistes ou des phytosociologues. Il s'agit au contraire de les additionner, ou plutôt de les rendre compatibles.

3. Recommandations pour l'entretien des milieux

Etant donné les pertes importantes occasionnées par certaines mesures de gestion parmi les populations d'insectes (entre autres), il importe de trouver un bon compromis entre l'intervention et l'abandon, qui conduise à entretenir l'habitat et à prévenir une évolution non souhaitée (par exemple le retour d'un couvert forestier dans un milieu ouvert), cela tout en préservant les populations animales et végétales qui y prospèrent. En d'autres termes, il s'agit d'adopter, dans un périmètre donné, un régime d'intervention léger, mais récurrent. Seul un système en rotation pluriannuelle est susceptible de répondre à ces exigences (B.U.T.T., 1986; Kirby, 1992). Il consiste à limiter les actes de gestion à des portions de surface d'une formation végétale déterminée, une année donnée et à maintenir des zones refuge suffisantes où puissent s'épanouir les floraisons et se perpétuer les populations d'insectes et d'autres animaux. Dans le cas de la fauche de prairie, nous préconisons de ne traiter au plus qu'un tiers de la surface à gérer chaque année, et d'alterner alors les parcelles sur un cycle de trois, six ou neuf ans (en traitant la même parcelle plusieurs saisons en suivant dans les deux derniers scénarios). Si la superficie totale du site est faible (moins de un hectare), la portion de surface traitée au cours d'une saison devra être plus réduite encore, afin de permettre le maintien d'effectifs suffisants et viables au sein des populations d'insectes.

Ce système pourra être appliqué dans la plupart des interventions de gestion: fauche, pâturage, coupe (taillis, entretien de lisière, futaie), étrépage, feu courant, creusement ou curage de mares ou de fossés. Seules la durée du cycle et la taille des parcelles traitées seront adaptées aux méthodes de gestion et à leur impact potentiel sur la faune et la flore. Ainsi, les parcelles traitées seront choisies plus petites, en proportion, dans le cas du feu courant, que dans le cas d'une fauche.

Dans le cadre d'une gestion de restauration, ces précautions se justifient beaucoup moins, mais l'on s'assurera toutefois de ne rien détruire de précieux (ou jugé tel - les actions de conservation demeureront toujours des choix subjectifs) et de ne pas gaspiller le potentiel originel, avant d'opter pour une action de restauration. Cette dernière remarque pointe du doigt la nécessité d'un inventaire préalable à la phase d'élaboration d'un plan de gestion. Par la suite, il est aussi hautement souhaitable d'assurer un suivi des populations d'espèces les plus remarquables sur les sites gérés afin de rectifier, le cas échéant, les modalités d'intervention.

Outre l'allégement des mesures de gestion, la diversification des méthodes et des modalités d'application de celles-ci est très recommandable. En effet, celle-ci est susceptible de générer une plus grande diversité de milieux et de structures au sein d'un site, avec un nombre de zones de contact multiplié du même coup. Un plus grand nombre d'espèces présentant des cycles de développement variés pourront ainsi y trouver leur compte. La diversification ne doit toutefois pas être appliquée à outrance surtout dans les sites de petite superficie, sous peine de ne plus permettre le maintien de populations viables.

Enfin, de multiples études ont montré l'importance des réseaux d'habitats favorables pour la survie à long terme des populations de papillons de jour, notamment (voir les articles de M. Baguette et G. Nève dans le présent fascicule). Ce type de structure paysagère redondante permet les échanges entre populations et la recolonisation de sites temporairement désertés. L'on veillera donc à élaborer les plans de gestion de sites particuliers en les intégrant dans une réflexion dépassant l'échelle locale stricte, l'objectif étant de conserver certaines espèces à l'échelle régionale.

4. Pratiques traditionnelles et objectifs actuels de conservation

La reconnaissance des insectes comme faisant partie intégrante des écosystèmes dont on souhaite assurer la conservation permet de prendre conscience du caractère en partie "contre nature" de bien des pratiques de gestion traditionnelles. Si beaucoup de plantes ont pu s'adapter à ce genre de contrainte et former des groupements végétaux relativement stables et typés (que ce sont attachés à décrire les phytosociologues), les insectes phytophages sont bien moins nombreux à se plier à celles-ci. S'ils ont subsisté au cours des siècles précédents, c'est sans doute grâce aux milieux semi-naturels qui couvraient alors de plus vastes surfaces et qui ont compensé les densités locales faibles d'insectes, maintenus à un niveau très bas du fait du caractère assez systématique des pratiques agro-pastorales. Par ailleurs, la fauche manuelle à la faux avait vraisemblablement un impact moindre sur la faune que la fauche mécanisée. Enfin, la faible technicité des pratiques entraînait un étalement temporel des interventions sur plusieurs semaines, permettant aux diverses espèces d'échapper localement au piège, en fonction de leur cycle respectif et du moment précis de l'intervention à un endroit donné. La structure spatiale des populations d'insectes devait donc être, selon notre hypothèse, radicalement différente (et même inverse) jadis de celle que nous connaissons aujourd'hui, avec des densités et des diversités locales faibles mais assez constantes dans l'espace et par contre, une diversité élevée à l'échelle régionale.

Est-il possible de maintenir des communautés d'insectes diversifiées à long terme en traitant les milieux semi-naturels se rencontrant dans les mouchoirs de poche de nos réserves naturelles aussi fréquemment et systématiquement que jadis? C'est fort peu probable, selon nous, car cela reviendrait à abaisser sensiblement les densités locales, qui ne pourraient survivre dans le contexte actuel d'isolement et d'étroitesse des sites semi-naturels qui subsistent. Ce qui était donc pratiqué dans les vastes espaces de jadis n'est donc pas reproductible comme tel dans nos réserves exiguës, si l'on souhaite y maintenir toute la diversité. À nous d'imaginer, de tester et d'appliquer des mesures et modalités de gestion adaptées à nos objectifs actuels, bien distincts de ceux de nos ancêtres, rapellons-le.

Encore faut-il s'entendre sur les objectifs de la conservation de la nature: à cet égard une petite digression ne paraît pas inutile. Je retiens personnellement cette proposition: conserver et favoriser les populations d'espèces animales et végétales sauvages au sein d'écosystèmes naturels ou semi-naturels, quels qu'ils soient. Ceci n'exclut donc pas de façonner, par le biais de modes de gestion nouveaux, des formations originales par leur composition et leur structure, ce que l'homme a fait, sans le vouloir, au cours des siècles qui précèdent. Que les contraintes changent et la nature inventera de nouvelles combinaisons à partir des éléments existants, les espèces sauvages. La volonté de maintenir, et ce de façon exclusive, dans leur composition exacte et leur structure, des milieux qui ont caractérisés les paysages du siècle passé ne me paraît pas constituer un objectif défendable, raisonnable et réaliste. Ce désir nostalgique est en effet trop fixiste et dénie à la nature toute possibilité d'évolution. Pourquoi la nature du XIXème siècle serait-elle plus intéressante que celle du Vème siècle ou que celle du Néolithique? Il se fait que notre mémoire naturaliste ne s'étend pas sur plus de deux siècles et que le siècle passé nous est longtemps apparu comme l'Idéal à retrouver. Nous ne savons pas comment se présentait la nature avant cette période, ne soupçonnons pas toute la richesse qui s'y rencontrait et n'imaginons même pas, par exemple, l'allure que pouvaient avoir les forêts ancestrales, bien différentes de celles que nous connaissons aujourd'hui (Sérusiaux, 1997a et 1997b). Les formations végétales qui ont été décrites par les phytosociologues et la classification qui en découle correspondent à une situation particulière héritée d'une longue histoire, mais qui a varié dans l'espace et le temps. Elle ne constitue en aucun cas un aboutissement. Les milieux ont en réalité évolué avec l'histoire, naturelle et humaine, avec les changements climatiques. Il serait très artificiel de vouloir les retrouver pareils à eux-même dans les siècles à venir et de les bloquer dans un cadre étroit (à cet égard, la Directive européenne faune-flore-habitat est une oeuvre encore trop "humaine"). L'optique développée ci-dessus s'oppose donc à une perspective "historiciste" de conservation des milieux, qui reviendrait à recréer ou maintenir sous cloche des échantillons de paysages du passé avec leur mode de gestion traditionnel (voir, par exemple, Duvigneaud, 1995). Autrement dit, et pour prendre un exemple très concret qui alimente les débats à l'heure actuelle en Wallonie, la gestion des fonds de vallée ardennais ne doit pas, selon ce point de vue, nécessairement faire appel à la fauche en juin comme cela était pratiqué autrefois. Ce mode de gestion doit être testé et évalué au même titre que d'autres, tels le pâturage extensif ou la fauche tardive (en octobre), en tenant compte de critères scientifiques (maintien de la biodiversité) mais aussi, socio-économiques et pratiques.

La cause de l'entomofaune, et avec elle, celle de toute une série d'organismes qui ont été négligés voire ignorés dans nos efforts passés de conservation, nous incitent à porter un regard plus critique vis-à-vis des pratiques agro-pastorales anciennes et à démysthifier l'image d'Épinal qui les entoure. Elles plaident pour une adaptation des pratiques de gestion des milieux à nos objectifs actuels et de façon générale, pour un allégement des interventions dans les écosystèmes, en particulier dans le cadre de mesures d'entretien des habitats. Cette dernière exigence peut être obtenue au moyen de régimes en rotation notamment. Ces préoccupations focalisent également l'attention sur la nécessité, d'une part, d'étudier plus avant l'impact des interventions de gestion sur les populations animales et végétales et d'autre part, d'assurer un suivi des résultats des mesures appliquées dans les réserves naturelles, sur les plans zoologique aussi bien que botanique. Il s'agit en fin de compte d'éviter de modeler la nature à l'aveuglette en se référant uniquement aux pratiques traditionnelles, sans trop se soucier des conséquences sur la biodiversité.

Remerciements

Les professeurs Philippe Lebrun et Marc Dufrêne ont relu une première version de ce texte et fait d'utiles suggestions. Les fréquentes discussions que j'ai pu avoir avec Louis-Marie Delescaille à propos de la gestion des milieux ont été une source d'inspiration dans la rédaction de cet article.

Bibliographie

Coordinateurs du programme:

Violaine Fichefet et Philippe Goffart
Centre de Recherche, de la Nature, de la Forêt et du Bois
Observatoire de la Faune, de la Flore et des Habitats
Avenue Maréchal Juin, 23
5030 Gembloux
BELGIQUE

[ISB-Papillons][GT Lepidopteres]

Source : http://biodiversite.wallonie.be/