Une combinaison de trois programmes de monitoring biologique
Vu l'importance des investissements réalisés et des travaux mis en oeuvre, il est indispensable de suivre l'évolution d'indicateurs biologiques permettant d'évaluer l'efficacité des actions et de vérifier dans quelle mesure elles permettent effectivement d'atteindre les objectifs fixés. Dans les différents sites, trois programmes de suivi complémentaires ont été mis en place :
un suivi de la végétation, dont le but est de suivre l'évolution de la dynamique de la végétation et de comparer différentes méthodes de restauration grâce à la méthode des carrés permanents (4x4 m);
un suivi entomologique (papillons et libellules), visant à mesurer l'impact sur la dynamique régionale des populations, et en particulier la diminution de la fragmentation et l'augmentation de la connectivité;
un suivi ornithologique, visant à évaluer l'effet des changements de structure du paysage et de la végétation ainsi que l'évolution de la capacité alimentaire des sites restaurés grâce à la technique des points d'écoute des oiseaux.
Ces trois programmes de base sont complétés par d'autres inventaires biologiques intégrés dans les programmes traditionnels de monitoring de la biodiversité en Wallonie et d'activités de recherches (thèses de doctorat, projets de recherches, ...) pour profiter de cette extraordinaire laboratoire pour étudier la dynamique des populations et les techniques de restauration.
Suivi de la végétation
Le programme de restauration écologique des plateaux tourbeux wallons étant centré sur les habitats patrimoniaux, le suivi de la végétation s'avère incontournable. La technique classique des carrés permanents ayant été retenue, environ 2000 carrés sont ou seront suivis périodiquement sur l'ensemble des sites restaurés. Ces carrés permettent d'observer l'évolution de la végétation des différents habitats, de la tourbière haute à la boulaie tourbeuse en passant par les landes, sèches et humides, les tourbières de transition et les prairies humides alluviales. Ces suivis, qui nécessitent une expertise importante, sont pris en charge par les botanistes du DEMNA ou sont sous-traités à des experts pendant la durée des projets | Carré permanent |
Des analyses phytosociologiques montrent une évolution très rapide des différents relevés réalisés dans des sites restaurés. Si on représente les relevés en fonction de la similarité de leur composition végétale (Figures A et B), on observe une séparation nette entre les milieux forestiers en bas à droite (épicéas, boulaies tourbeuses), les milieux perturbés qui viennent d'être restaurés à gauche (sols nus et coupes en voie de recolonisation) et les milieux objectifs à droite (tourbières, landes humides et bas-marais alluvial). Comme chaque point représente un relevé réalisé une année, on peut suivre l'évolution d'un relevé sur les 4 années étudiées. La Figure C montre une très forte variation inter-annuelle de tous les relevés au cours des 4 ans.
Figure A. Similarités des relevés | Figure B. Représentation avec ellipses | Figure C. Trajectoire des relevés |
Si on ne sélectionne que les pessières (plantations d'épicéas - Figure D) et les coupes récentes (Figure E), certains relevés montrent une évolution très rapide (partant des points bleus en 2005 vers les points verts en 2008) vers les coupes à blanc colonisées et même déjà des milieux objectifs. Les boulaies tourbeuses montrent peu de variations.
Figure D. Trajectoire des pessières | Figure E. Trajectoire des coupes | Figure F. Trajectoire des boulaies |
Lorsqu'on compare l'évolution entre 2005 et 2012 et entre 2008 et 2012 des surfaces occupées par les espèces végétales à contrôler (molinie, épicéa, joncs épars), des espèces cibles des projets de restauration (sphaignes, bruyère commune, laiches, linaigrettes) et des espèces appréciées par le grand gibier (feuillus divers, ronces, graminées, ...), il est très clair qu'on a réussi à contrôler les espèces problématiques et que les espèces cibles et les espèces compagnes montrent des évolutions très favorables. La capacité d'accueil du massif de Saint-Hubert augmente régulièrement. Seul le myrtiller montre une évolution négative légère car c'était l'une des rares espèces à persister dans les plantations résineuses.
Plateau des Tailles : Grand Passage | Des résultats très positifs sont déjà notés dans d'autres massifs où le recul commence à être suffisant. Les premières analyses montrent une évolution rapide de la végétation des zones désenrésinées et des sols nus (étrépés ou fraisés) vers les associations végétales typiques des habitats ciblés : landes tourbeuses et sèches, bas-marais précurseurs des tourbières (données DEMNA – Ph. Frankard, J.-L. Gathoye). La photo à gauche montre la grande rapidité de la colonisation par les sphaignes (2009) des étrépages au Plateau des Tailles (Grand Passage). |
Lycopodiella inundata | Ces suivis permettent aussi d'observer la colonisation rapide et spectaculaire des sites par les espèces caractéristiques, dont les sphaignes ( Sphagnum sp. ), les linaigrettes ( Eriophorum angustifolium, E. vaginatum ), le rossolis à feuilles rondes ( Drosera rotundifolia), la bruyère quaternée ( Erica tetralix ), le scirpe cespiteux ( Trichophorum cespitosum ),... Certaines espèces de grande valeur patrimoniale ont également fait leur apparition, comme le lycopode inondé ( Lycopodiella inundata ), qui n'était plus observé dans les Hautes Fagnes depuis plusieurs décennies et qui a été découvert dans plusieurs zones récemment étrépées. |
Colonisation par les sphaignes et les linaigrettes d'un plan d'eau (plateau des Tailles)
Suivi entomologique
Parmi les insectes, les libellules ont été retenues en raison de leur très grande réactivité aux différents travaux hydrologiques. Les sites tourbeux wallons abritent par ailleurs un cortège d'espèces menacées spécialistes de ces milieux (espèces dites tyrphobiontes). Les papillons de jour sont également fortement tributaires d'associations végétales particulières et d'une bonne connectivité entre leurs sous-populations. Ils sont à ce titre d'excellents bio-indicateurs de la qualité des milieux. Papillons comme libellules sont par ailleurs deux groupes populaires auprès des naturalistes, ce qui rend possible la mobilisation d'un réseau d'observateurs bénévoles compétents. Les protocoles standardisés qui ont été retenus sont comparables avec la méthodologie des inventaires de surveillance menés en Wallonie par le DEMNA (OFFH – suivi des espèces menacées, Etat de l'Environnement Wallon). |
Les données sont actuellement collectées par un réseau de plusieurs dizaines de bénévoles, chaque observateur prenant en charge un ou plusieurs sites, qu'il suit année après année. La coordination de ces bénévoles est assurée par le DEMNA (groupes de travail Gomphus et Lycaena).
Des résultats positifs probants sont notés sur tous les plateaux pour les libellules. Les espèces mobiles ou pionnières ( Aeshna juncea, Leucorrhinia dubia, Orthetrum coerulescens, Sympetrum danae, Ischnura pumilio ) colonisent très rapidement les nouveaux milieux aquatiques ( Parkinson, 2010 (PDF-1759 ko) ; Dufrêne et al. , 2011 (PDF-5247 ko) ). Des évolutions positives sont également observées pour des espèces rares aux exigences écologiques strictes.
Ainsi, au plateau des Tailles, la population d'agrion hasté (Coenagrion hastulatum , espèce en danger d'extinction en Wallonie), est passée de quelques dizaines à plusieurs milliers d'individus. Dans les Hautes Fagnes, l'aeschne subarctique (Aeshna subarctica) et la cordulie arctique (Somatochlora arctica), toutes deux en danger critique d'extinction en Wallonie, ont colonisé et se reproduisent dans de nouveaux sites. |
Boloria aquilonaris marqué | L'évolution des populations de papillons de jour est plus lente car dépendante de la mise en place des associations végétales et des micro-habitats nécessaires au développement des espèces. Plusieurs résultats encourageants ont déjà été obtenus pour le nacré de la canneberge ( Boloria aquilonaris – espèce vulnérable en Wallonie), dont une population est apparue sur le plateau de Saint-Hubert (elle y avait disparu en 2000 et cette disparition avait motivé le lancement du projet LIFE) et qui a colonisé de nouveaux sites favorables au plateau des Tailles et dans les Hautes Fagnes. Cette espèce fait l'objet d'une analyse détaillée des populations (dynamique, dispersion, génétique) en Wallonie dans le cadre du " Boloria aquilonaris project ". |
La leucorrhine à gros thorax part à la conquête des sites LIFE wallons !Espèce natura 2000 (annexes II et IV de la Directive « habitats »), la leucorrhine à gros thorax (Leucorrhinia pectoralis) était jusqu'il y a peu considérée comme éteinte en Wallonie. Quelques individus isolés ont été observés depuis 2010, notamment au plateau des Tailles. En 2012, de nombreuses leucorrhines à gros thorax ont été observées à divers endroits de Wallonie, et plus particulièrement sur des plans d'eau créés dans le cadre des projets LIFE : Hautes Fagnes, plateaux des Tailles et de Saint-Hubert, Croix-Scaille. L'origine de cet afflux n'a pas été déterminée avec certitude mais l'hypothèse d'une invasion en provenance des populations d'Europe de l'est est probable ( Goffart et al , 2012) (PDF-2751 ko). En 2013, une exuvie de cette espèce a été trouvée dans un plan d'eau « LIFE » au plateau des Tailles et des pontes ont été notées dans les Hautes Fagnes. Ces dernières observations rendent probable l'installation d'une population pérenne en Wallonie, en lien direct avec les travaux de restauration. |
Suivi ornithologique
Le programme wallon de surveillance des oiseaux communs (SOCWAL) a été étendu aux sites restaurés dans le cadre des projets LIFE ( SOCLIFE ). Ces inventaires utilisent la méthode des chaînes de points d'écoute. Celle-ci consiste en un échantillonnage de l'avifaune au travers de relevés standardisés basés sur les contacts auditifs (chants, cris) et visuels. Les observations sont réalisées par un large réseau d'observateurs bénévoles, coordonné par l'asbl AVES-NATAGORA. Environ 400 points d'écoute sont répartis sur les différents sites restaurés. Ces relevés vont permettre de décrire l'évolution des populations d'oiseaux communs en réaction aux travaux de restauration, lesquels ont fortement modifié la structure des habitats en créant notamment de larges surfaces de milieux ouverts. |
Pie-grièche grise (A. Mikolajewski) | Torcol fourmilier (C. Pastor) | Sarcelle d'hiver (A. Vernon) |
Une analyse globale des résultats n'est pas encore disponible, bien qu'une évolution positive de certaines espèces patrimoniales puisse déjà être mise en évidence. Comme attendu, plusieurs espèces patrimoniales des milieux ouverts se sont installées comme nicheurs dans les sites restaurés : Pie-grièche grise (Lanius excubitor), Torcol fourmilier (Jynx torquilla), Alouette lulu (Lullula arborea), ...
Un autre fait remarquable est la nidification certaine de la Sarcelle d'hiver (Anas crecca), nicheur très rare en Wallonie, dans de nouveaux plans d'eau des Hautes Fagnes et du plateau des Tailles. Ces plans d'eau se révèlent également très attractifs pour la Grue cendrée (Grus grus) ou la Bécassine des marais (Gallinago gallinago) en halte migratoire. Une petite population d'engoulevents (Caprimulgus europaeus) s'est installée dans les zones LIFE du projet de Saint-Hubert. |
Signalons enfin que l'étude spécifique menée sur la petite population de Tétras-lyre (Tetrao tetrix) des Hautes Fagnes dans le cadre du projet LIFE n'a pas permis de déceler jusqu'à présent l'occupation par l'espèce de sites nouvellement restaurés (Loneux & Poncin, 2012 (PDF-1065 ko)).
Grues cendrées au Plateau des Tailles | Tetras-lyre (Vnp) | au Plateau des Tailles |
Grues cendrées à Saint-Hubert dans une zone LIFE restaurée en 2007
Activités de recherche scientifique
Les expériences de restauration menées sur plus de 4.000 hectares sont un laboratoire naturel extraordinaire pour analyser le rôle des techniques de restauration et leur efficacité, pour étudier les mécanismes de la succession des espèces (écologie des communautés) et pour mieux comprendre les processus de la dynamique régionale des populations (extinction, recolonisation, dispersion, ...).
Si on manque encore du recul nécessaire puisque les travaux viennent de se terminer, les travaux réalisés font l'objet de plusieurs projets de recherches. On résume ici quelques publications. Elles seront rassemblées dans un interface bibliographique bientôt.
Monitoring biologique des sites restaurés
- Dufrêne M., (PDF-5247 ko) Balthus H., Cors R., Fichefet V., Moës Ph., Warlomont P., Dierstein A., Motte G. , 2011. Bilan du monitoring des libellules dans les sites restaurés par le projet LIFE «Tourbières» sur le Plateau de Saint-Hubert. Naturalistes Belges (Les), 92 : 37-54.
- Parkinson D., 2010. (PDF-1759 ko) Plateau des Tailles : réponse positive des libellules suite aux travaux de restauration du projet LIFE. Naturalistes Belges (Les), 91 : 55-67.
Analyse des techniques de restauration
De nombreux travaux ont été réalisés par le DEMNA (ex-CRNFB) dont les nombreux travaux de Philippe Frankard et de Pascal Ghiette. On ne retiendra ici que les principaux :
- Frankard P. , 2006. Les techniques de gestion des milieux naturels et semi-naturels mises en oeuvre depuis 1994 dans la RND des Hautes Fagnes. 1. Bilan de 12 années de gestion conservatoire des tourbières hautes dans la réserve naturelle domaniale des Hautes Fagnes (Est de la Belgique). Hautes-Fagnes, 263 : 21-29.
- Frankard P. , 2006. Les techniques de gestion des milieux naturels et semi-naturels mises en oeuvre depuis 1994 dans la RND des Hautes Fagnes. 2. Evaluation des techniques de restauration des landes sèches, des landes tourbeuses et des genévrières testées sur le plateau des Hautes-Fagnes. Hautes-Fagnes, 264 : 21-29.
Analyse de la recolonisation et de la dynamique régionale
Thèse de doctorat de Sara Cristofoli (ULg, Gembloux Agro-Bio Tech) : travaux de recherches sur les processus de dette d'extinction et de crédit de colonisation. La dette d'extinction mesure le fait que, dans des systèmes de sites isolés et fragmentés, si beaucoup d'espèces sont encore présentes, elles sont très souvent au bord de l'extinction. Si on utilise comme indicateur de bon état de conservation le nombre d'espèces, on surévalue la capacité biologique. Par contre, quand on restaure les milieux, il faut attendre un certain temps avant que les assemblages d'espèces se reconstituent et qu'on atteigne la richesse en espèce attendue. Sara a pu démontrer que lorsqu'on restaure, on dispose donc de ce qu'elle appelle un crédit de colonisation, qui devrait progressivement disparaître au fur et à mesure de l'installation des nouvelles espèces. Ce concept a été défini sur les sites restaurés à Saint-Hubert et au Plateau des Tailles.
- Cristofoli, S., and Mahy, G. (2010). Colonisation credit in recent wet heathland butterfly communities. Insect Conservation and Diversity 3, 83–91. http://hdl.handle.net/2268/67404
- Cristofoli, S., Piqueray, J., Dufrêne, M., Bizoux, J.-P., and Mahy, G. (2010). Colonization Credit in Restored Wet Heathlands. Restoration Ecology 18, 645–655. http://hdl.handle.net/2268/17944
Ce projet succède à de nombreux travaux déjà menés à l'UCL sur les papillons typiques des vallées et des hauts-plateaux ardennais. Ce sont notamment des analyses de la répartition des populations réalisées au Plateau des Tailles qui ont motivé le lancement des projets de restauration sur de grandes surfaces :
- Mousson, L., Nève, G., and Baguette, M. (1999). Metapopulation structure and conservation of the cranberry fritillary Boloria aquilonaris (lepidoptera, nymphalidae) in Belgium. Biological Conservation 87, 285–293.
- Goffart P., Baguette, M., Dufrêne M., Mousson L., Nève G., Weiserbs, A et Lebrun P. 2001. La gestion des milieux semi-naturels et restauration de populations menacées de papillons de jour. Travaux de la Conservation de la Nature n° 25 : 125 pp.
- Sawchik, J., Dufrêne, M., Lebrun, Ph., Schtickzelle, N. & Baguette, M., 2002. Metapopulation dynamics of the bog fritillary butterfly : modelling the effect of habitat fragmentation. Acta Oecologica, 23 : 287-296. http://hdl.handle.net/2268/145390
- Sawchik J., Dufrêne M. & Lebrun Ph., 2003. Estimation of habitat quality based on plant community, and effects of isolation in a network of butterfly habitat patches. Acta Oecologica, 24 : 25-33. http://hdl.handle.net/2268/145389
Les analyses de métapopulations indiquaient une érosion continue des populations et la nécessité d'une intervention sur de grandes surfaces, vu notamment le potentiel de restauration disponible.